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Ces dernières semaines, les pays du Moyen Orient sont devenus une passion. Le roman est souvent une porte d’entrée pour la culture étrangère et dans les rayons des librairies, les livres provenant de l’Orient sont assez rares. En mars 2023 est paru La frontière des oubliés d’Aliyeh Ataei chez Gallimard, un roman autobiographique qui nous relate ce qu’est de vivre à la frontière de l’Iran et de l’Afghanistan, ce qu’est de vivre aux frontières de la mort.

« Et elle, comme corps afghan, elle est proscrite de l’Iran, et comme âme iranienne, elle est bannie de l’Afghanistan.

Atiq Rahimi, préface de la Frontière des oubliés de Aliyeh Ataei.

La frontière des oubliés


Auteur : Aliyeh Ataei

Éditeur : Gallimard

Genre : Littérature orientale

Sortie : 2023

Nationalité : Irano-Afghane

Pages : 160 pages

Prix : 18 €

Résumé : Neuf récits composent La frontière des oubliés et retracent le parcours de l’écrivaine, depuis sa fuite, enfant, de la frontière afghane pour se bâtir une vie à Téhéran. Dans chacune de ces vignettes de vie qui se font écho, elle brosse le portrait de ses compatriotes exilés, des « frontaliers », souvent des femmes, qui portent tous des traces de la guerre, des plaies profondes marquées par des balles invisibles.
A chaque rencontre, elle s’interroge sur la violence, l’exil et l’identité. Et en s’imprégnant de son propre vécu, Aliyeh Ataei embrasse ici plus largement le sort de tous ceux qui ont hérité des « chromosomes-douleurs », se faisant l’écho de leurs voix si peu audibles. La frontière des oubliés nous fait découvrir une nouvelle plume puissante venue d’Iran. De son style clair et tranchant, Aliyeh Ataei dévoile des vérités qui secouent, et bouleversent.

Note : 4 sur 5.

De son enfance avant la reprise de Kaboul par les Talibans : un livre autobiographique

L’auteure Aliyeh Ataei nous propose dans La frontière des oubliés écrit originellement en persan (langue de l’Iran) son histoire. Neuf récits se font écho sur sa vie à la frontière de l’Iran et de l’Afghanistan. Une frontière anthropique, construite par les Hommes, et qui a des répercussions sur la vie des Iraniens et des Afghans. Aliyeh Ataei elle-même afghane de naissance possède la nationalité iranienne et vit la plupart de son temps en Iran. Transfuge, de force, sans choix : dès son enfance elle a dû quitter sa « patrie fœtale » pour rejoindre l’Iran. La moitié de sa famille vit dans la république islamique, l’autre moitié dans l’Afghanistan. C’est ainsi que tout au long de sa vie – et des récits – elle va parcourir les deux pays et la dangereuse et surveillée frontière. Parfois, ce sont d’autres personnages, des membres de la famille, des passeurs, des journalistes qu’elle va rencontrer. C’est un livre autobiographique de son enfance à 2017… et plus au-delà même.

Aliyeh Ataei et La frontière des oubliés est une fenêtre sur le quotidien et l’identité des habitants en zone frontalière. On y découvre les ressentiments, les douleurs, les peines qu’ont causé les guerres entre l’Iran et l’Irak, les multiples révolutions et coups d’État en Iran et en Afghanistan, l’invasion soviétique de l’Afghanistan, le régime des Talibans et l’arrivée américaine. C’est un roman dur dès les premières pages sur ces « oubliés », ces marginaux qui vivent en dehors des centres, ces marginaux qui ne se sentent ni vraiment Perses, ni vraiment Afghans, ces marginaux qui ont dû fuir, quitter le pays ou qui doivent régulièrement traverser les deux entités. Des marginaux qui souffrent du passé et du président, et qui par « chromosomes-douleurs » transmettent leur traumatisme à leurs enfants. Aliyeh Ataei manie d’une main de maître son récit et sa critique, dégoûtée de la barbarie des Hommes qui ont traumatisé les populations locales, de ces mêmes qui se disent « protecteur des droits de l’Homme » et qui sont pourtant lâches, abandonnent les populations à leur sort.

Pour l’exil, le monde se métamorphose sans cesse. Il fluctue puis se fixe un jour dans de nouvelles coordonnées géographiques, qui ne sont hélas pas celles que l’exilé avait jadis quittées avec son baluchon sous le bras. Le monde change et l’exilé aussi. La guerre et l’exil rendent caduque la notion de stabilité, et l’instabilité finit par devenir la norme. C’est pourquoi, lorsqu’il entend dire que la guerre est finie, l’exilé se précipite chez lui. Comment s’imagine-t-il retrouver la maison dont il a laissé la clef en partant à des étrangers ? Que veut-il ? Il veut la reconstruire. Le monde a changé et lui aussi et pourtant il persiste à croire que c’est encore possible.

Aliyeh Ataei dans la Frontière des oubliés

Vivre à la frontière irano-afghane

Ni éloge du gouvernement iranien, ni éloge des dirigeants afghans, ni éloge des communistes, ni des Talibans, ni des Américains, ni d’aucun autre pouvoir exercé dans la région si ce n’est la critique acerbe de ceux-ci, la criée d’une plainte des Iraniens et Afghans, hommes et femmes, qui nous est adressée – un éloge de leur courage, de leur espoir « Azaadi ». Pendant qu’elle écrit La frontière des oubliés, Aliyeh Ataei mentionne les explosions et les grenades aux coins de sa rue, évoquant peut-être même sa mort avant la fin de son récit. Cette introduction, hélas non surprenante, témoigne de la violence qui s’exerce encore en Iran et en Afghanistan. Cette violence, Aliyeh Ataei nous la décrit très bien et raconte aussi ses traumatismes. Pas les siens uniquement, mais ceux de sa famille, de ses amis : une épilepsie traumatique de la guerre, une langue coupée par les Talibans pour avoir enseigné l’anglais ou encore le difficile exil des Afghans vers l’Iran, obligés de payer un passeur pour traverser la frontière étroitement surveillée et barricadée.

Être exhaustif sur La frontière des oubliés serait difficile, mais un sujet m’interpelle plus qu’un autre : l’identité frontalière. Pour l’auteure et les habitants de la frontière, cette frontière est purement inventée par les Hommes, l’Iran et l’Afghanistan ne faisaient qu’un auparavant. Les populations frontalières parlent souvent la même langue, persan pour l’Iran, le dari pour l’Afghanistan. Le dari est simplement une variété du persan. Les populations se côtoyaient et à l’image de l’auteure, vivent sur les deux abords de la frontière. Cette frontière construite a créé des divisions. De terrain d’abord, le passage est fortement restreint et les passeurs qui aident les exilés à s’enfuir en font leur ressource – on notera un superbe chapitre sur la définition de l’exil et de la patrie. C’est aussi une frontière politique : des Iraniens de Téhéran détestant les Afghans alors que les pays étaient amis autrefois, ou la critique des Ouzbeks qui auraient été lâches durant l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979. Aliyeh Ataei ne sait plus vraiment comment définir son identité. Née afghane, elle perçoit l’Iran comme sa vraie nation. Mais qu’est-ce l’identité quand les Afghans ont plusieurs passeports et cartes d’identité invoquant des noms, des nationalités différentes sur chacune d’entre elles ?

En bref, ce récit en neuf histoires est une galerie de portraits frontaliers d’où Aliyeh Ataei en est toujours la témoin. On est davantage bousculé par les liens entre les Perses et les Afghans que par leur haine. On est davantage marqué par les traumatismes politiques de l’Histoire que par les conflits entre les populations locales, où se l’on trouve étonné d’un Iran frontalier plus facile à vivre qu’une Afghanistan ravagée et contrôlée par les Talibans. Surtout, on ressent la colère et la douleur de l’auteure dans son livre, qui vit en marge de sa patrie, qui n’arrive pas à définir son identité, qui en tant que femme écrivaine, vit en marge de la société. Des femmes qui crient liberté en Iran, des Talibans qui ont repris le pouvoir en Afghanistan, voilà un récit en plein cœur de l’actualité.

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